Questions à Eliane de Latour à propos de Si bleu, si calme – La prison intérieure

Par Jean-Claude Penrad

C’est en pratiquant votre métier d’anthropologue, au Niger, aux côtés de Jean Rouch et Marc-Henri Piault, entre autres, que votre goût pour l’écriture cinématographique s’est affirmé. Depuis, vos films vous révèlent autant qu’ils vous conduisent à explorer certains chemins de la contrainte, du pouvoir et de l’émancipation sociale ou intérieure.
Vos premiers films documentaires réalisés en Afrique transcrivent à la fois un engagement de terrain, celui l’enquête, de l’observation directe et réfléchie, et un effort de transcription des réalités sociales et humaines dans des récits cinématographiques, accessibles au plus grand nombre, tout en donnant à réfléchir. Le film ne se termine pas sur la dernière image, il ouvre sur un après, dans la conscience de chacun.
Il apparaît assez vite que pour vous la frontière entre documentaire et fiction n’a jamais été irréductible, l’important étant d’explorer et de mettre en œuvre les possibilités du cinéma pour donner à voir, à comprendre et à méditer les constructions humaines où se détectent en filigrane votre volonté de d’approcher, dans les sociétés, ce qui relève des hiérarchies sociales, des rapports de force, des combats et des efforts émancipateurs, libératoires.

Jean-Claude Penrad : Après l’étude des sociétés africaines, pouvez-vous nous dire comment vous avez été amenée à approcher le monde carcéral. Comment cet univers est-il devenu « un terrain » avec ses particularités très contraignantes ? Quel cheminements vous ont menée à concevoir ce beau récit « Si bleu si calme », rempli d’intimités révélées jusqu’au point d’être universellement humaines ? Pas à pas, entre les règles très contraignantes de la prison, comment avez-vous fixé vos points d’entrée vers l’inaccessible ? Bref comment s’est construit votre propos, comment se sont construits vos choix d’écriture, quand et comment s’est imposée à vous la trame de votre récit ?

Eliane de Latour : Je suis «  entrée en prison » à la faveur des activités vidéo de la Maison d’Arrêt de la Santé. J’ai proposé des projections de films documentaires suivies d’un débat entre l’auteur-réalisateur et un groupe de détenus que j’ai sélectionnés sur entretien parmi une liste de volontaires. Une séance préparatoire au débat permettait de regarder l’oeuvre et d’en discuter; je distribuais des dossiers pour que les détenus puissent travailler dans les cellules. La semaine suivante, le groupe engageait le dialogue avec l’invité. Ce débat, filmé et monté par les prisonniers affectés à Télé-Rencontres3 (télévision interne), était retransmis dans l’établissement avec le film.
J’ai vite été frappée par la teneur des questions et la pertinence des commentaires,  sensibles, brillants, comme si le temps – seule « richesse » du lieu – aiguisait le regard. J’ai compris à ce moment là le rôle de la cellule ; lieu même de l’enfermement ; lieu de l’imagination. 
Les relations avec les détenus se sont approfondies et ont très largement dépassé le cadre initial. A leur demande, je les ai soutenu dans des moments difficiles, je suis intervenue dans leurs procès comme témoin de personnalité ; de ce fait, j’ai été amenée à m’entretenir longuement avec eux au « parloir avocat » où je les voyais seul à seul. Le vrai terrain s’est passé là. Je les questionnais souvent sur leur cellule, je m’intéressais vivement à tous les objets qu’ils y fabriquaient et à leur manière de passer le temps. Je me souviens avoir passé beaucoup de temps sur le bidouillage d’une prise électrique interdite. 
Le récit de leurs histoires personnelles et de leur vie carcérale m’ont peu à peu fait découvrir la diversité d’un monde dans un décor uniforme  : esprit d’invention, curiosité, capacités de combattre leur sort. C’est à ce moment là que j’ai eu l’idée du film qui se construirait sur le paradoxe de l’institution carcérale. 
De nombreux documents sur la prison étaient centrés sur la question : Comment y entre-t-on ou comment y retourne-t-on ? Pour moi, la question était : Comment en sort-on à l’intérieur ? 

J-C.P. : Vous avez donné la parole à des hommes uniquement puisqu’il s’agit d’une prison d’hommes. Ils sont moins d’une dizaine à nous faire entrer dans différents vécus de l’enfermement. Ce sont leurs mots conjugués à leurs photos, à leurs enregistrements sonores et à vos séquences filmées qui constituent la matrice de votre film. Les choix des « acteurs-auteurs », le tissage de leurs récits, ont dû vous faire hésiter entre plusieurs choix de montage. Il semble qu’il y ait plusieurs montages du film (1996 et 2008 ?). Est-ce que les protagonistes sont tous le mêmes dans les différentes constructions, éventuellement qu’est-ce qui a prévalu dans le maintien ou le retrait d’un personnage d’une version à l’autre ?

E. de L. : Non, il n’y a pas eu plusieurs montages mais une reprise du mixage quand le Ministère des Affaires Etrangères m’a proposé d’éditer un coffret sur 3 situations d’enfermement. 
Dans ce film, le son dit autant que l’image ; c’est par le son sur les photos que je fais vivre les états intérieurs des détenus ; avec de subtiles montées et descentes, détails et ambiances, faux silences et effets stridents… J’ai d’abord travaillé avec un mixeur qui a produit une alternance de trous et de tohu-bohus. C’est pourquoi j’ai re-mixé avec Bruno Tarriére qui possède une grâce phonique au bout des doigts. J’ai aussi ajouté des moments musicaux composés par Eric Thomas pour travailler le relief. 
Il est possible qu’à ce moment là , j’ai enlevé un ou deux plans, je ne m’en souviens pas ; en aucun cas un personnage. 

J-C.P. : Dans ce film vous donnez toute sa signification au récit cinématographique. Il repose sur le mouvement, sur le traitement dynamique de l’image, du son et du silence. Un vingtaine se séquences filmées alternent avec l’assemblage de photographies, le tout étant fondu dans une bande sonore fluide, liant intimement les images filmées aux images photographiques parfois animées par des mouvements latéraux ou zoomés. Parlez-nous du processus de création vous ayant conduite à imaginer et à mettre en œuvre ce procédé stylistique réussi, car, en effet, « Si bleu si calme » est une œuvre essentiellement cinématographique dans la mesure où ce qui à l’origine est fixe trouve sa place dans le mouvement de l’ensemble.

E. de L. : Convaincue que «  tout » se passait dans la cellule, plus que devant moi au parloir-avocat, je me suis dit, chacun va répondre à la même question : Comment surmonte-t-on la privation de liberté ? Un récit personnel sur «  sa » prison écrit tranquillement entre lui et lui, et qui viendra s’insérer dans une oeuvre commune par l’enregistrement de leur voix off. 
Chacun, à sa manière, a construit une histoire qui lui ressemble, a donné à l’uniformité des murs la couleur d’une idée, d’une émotion, d’un sentiment et pour chacun j’ai choisi une esthétique de l’image (noir et blanc, couleur, très éclairé, sombre, désaturation, sursaturation…) en fonction du récit et du personnage. 
Ces échappées singulières devaient être ramenées à la réalité institutionnelle dont elles procédaient. Les cellules, insérées dans un espace collectif, répressif, ritualisé, seraient devenues incompréhensibles si « l’autre côté de la porte » ne pouvait être montré. Il était donc nécessaire que la circulation des détenus, des avocats, des surveillants soit filmée. Ce que j’ai fait avec Aaton Super 16 mm et un ingénieur du son.  Le choix des scènes relevait des informations et des connaissances acquises auprès des détenus. 
Jamais je n’ai eu envie de filmer la cellule alors que j’en avais le droit. Il fallait signifier formellement l’opposition individu/institution: photo  —image fixe—, pour la cellule et plans synchrones —image animée—, pour les espaces collectifs. Le choix de l’image fixe répondait à l’immobilité du temps carcéral, à la mise « hors action » des acteurs, à l’unicité de l’espace clos qui semblait avoir perdu sa profondeur. Le synchrone pour au contraire donner un présent immédiat. 
Autrement dit, j’ai dissocié. Dissocier la question de la réponse. Dissocier l’individu du collectif. Dissocier les espaces et les temporalités. Dissocier l’image du son. 
En conclusion, je voudrais rappeler ce qu’a été la période du documentaire avec l’Unité Thierry Garrel à Arte (1989-2008) en co-production sur ce film ; une  sorte de révolution esthétique par laquelle l’imagination rendait l’impossible possible.

Décembre 2021

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SI BLEU, SI CAME. LA PRISON INTÉRIEURE d’Éliane de Latour (1996, 80’)