Questions à Séverine Mathieu à propos de L’Écume des mères

Par Caroline Zéau

Caroline Zéau : Comment est née l’idée de ce film?

Séverine Mathieu : L’idée de L’Écume des mères  est née de mon précédent film, Filles de nos mères.
Dans celui-ci, j’avais réussi à cerner des images de mères et la façon dont elles s’étaient transmises ; l’image de ma mère, de ma grand-mère, de mes tantes avaient circulé dans ma famille et avaient influencé la femme que je devenais. Travailler à partir de ces images de mères et du féminin, a été, en soi, ouvrir grand une porte sur l’imaginaire. J’ai aimé imaginé les périodes que je n’avais pas connues : la jeunesse de ma mère dans les années 60, la jeunesse de mes tantes dans les années 70, le passé d’un village  de Mayenne dans les années 40.
Ces images m’ont semblé drainer avec elles des pans entiers d’époques, de cultures, de territoires. Elles m’ont guidée à la fois dans ma propre histoire mais aussi dans l’Histoire –  et ce, par le biais de l’imagination.
À l’issue de Filles de nos mères, j’ai donc eu l’idée que je pouvais, par le même moyen, accéder à une histoire plus large, qui embrasserait des migrations puisque je m’installais à Marseille. J’avais le sentiment que cette figure maternelle était un motif assez puissant pour me conduire dans une histoire plus collective. J’ai donc invité des femmes, rencontrées dans cette ville qui est un port, à effectuer le même chemin que celui que j’avais esquissé : dessiner une image de mère au carrefour entre l’histoire personnelle et la grande Histoire.

Par ailleurs, j’avais senti que le chemin de réalisation de Filles de nos mères empruntait largement à la mise en scène,  tant je m’étais consacrée à mettre en scène ces femmes de ma famille en utilisant l’image que j’avais eue d’elles. Je les avais dirigées en fonction de mes souvenirs.
J’ai donc imaginé que pour L’Ecume des mères je pouvais aller plus loin et inventer un dispositif un peu risqué : demander à des comédiennes de « jouer » les mères et laisser les filles (les personnes que j’avais rencontrées) les diriger, comme moi j’avais « dirigé » ma mère et mes tantes.
De plus cette configuration me permettait d’explorer le potentiel dramaturgique du jeu à proprement parler. Or le cinéma que j’essaie de faire (et c’est vrai aussi de mon dernier film Habités) cherche la dramaturgie du réel. J’aime trouver une intensité d’actions, une progression narrative, et le jeu me permettait de l’explorer.
Enfin, pour des raisons politiques, je voulais commencer à faire des films non plus sur mais avec. La puissance du/de la réalisateur.ice commençait à me déranger. Les femmes que j’avais rencontrées, qui sont donc les filles du film, sont mes partenaires de création. Je m’appuie sur leurs récits certes, mais je m’appuie aussi sur l’image qu’elles ont eue de leur mère, le film se construit à partir de leur point de vue, qui se traduit par la façon dont elles dirigent les comédiennes et finalement collaborent à la mise en scène.
Je n’avais pas de point de vue personnel sur les pans de l’Histoire qui se trouvaient ainsi soulevés (le divorce des femmes issues de l’immigration tunisienne dans les années 80 à Marseille, ou un piquet de grève de la CGT). Je devais donc passer par elles, les filles, et partager la création.

C.Z. :  Quel processus a permis le recueil des témoignages de ces femmes et la mise en jeu de moments intimes ou dramatiques de leur vie passée? 

S.M. : J’arrivais à Marseille où je ne connaissais personne, je n’avais presque rien dans les poches à part ce film Filles de nos mères que je venais de réaliser et qui m’a servi de passeport. Désorientée, je ne pouvais que chercher à répliquer ce que j’avais réussi auparavant.
Je ne savais à peu près rien de cette ville – qui ne s’est pas beaucoup mise en scène par le cinéma – à part cet imaginaire qui lui colle à la peau de cités et de quartier Nord. C’est donc vers là que je me suis dirigée. J’ai été à la rencontre des centres sociaux des quartiers Nord mais, par souci d’équilibre social, aussi vers ceux du sud.
Et j’ai organisé des projections de Filles de nos mères.
La façon dont je m’y dévoile avec pudeur, la façon dont je me mets en scène et le regard bienveillant que je pose sur les femmes de ma famille ont dû rassurer les femmes que je rencontrais, quant à mes intentions. Si j’étais capable de faire ce travail avec moi-même alors j’étais capable de le faire avec d’autres.
Avec des salariées des centres sociaux, en charge des « actions pour les femmes et les familles », nous avons essayé de monter des groupes de paroles sur la relation « mère-fille » du point de vue des filles. Qui ne marchaient pas beaucoup.
Je me suis acharnée, pendant des années. Avec ma voiture, j’arpentais Marseille, c’est ainsi que j’ai découvert cette ville.
Certaines de ces salariées sont finalement des personnages du film. Et j’ai ainsi réussi à rencontrer 6 ou 7 femmes intéressées et capables de raconter leur relation à leur mère. Certaines étaient mues par le désir « militant » de témoigner d’une condition féminine, d’autres par le désir personnel de retrouver le lien à leur mère, de le creuser, de la sentir, de la toucher.
Je leur demandais le récit d’UN souvenir, précis, emblématique.  Comme dit plus haut, je cherchais à faire un cinéma dramatique avec des actions. J’ai donc retenu les scènes qui avaient ce potentiel dramaturgique et en même temps qui m’éclairaient un pan de l’Histoire collective. Je cherchais des scènes, et je voulais les visualiser.
Evidemment leurs témoignages ont été bien plus larges que ça, il a donc fallu faire un gros travail pour épurer, abraser, réduire, afin d’arriver à LA scène qui est dans le film. Elles racontaient et moi j’épurais au fur et à mesure.
Une fois la scène arrêtée, nous l’avons dialoguée et décrite comme on le fait dans un scénario. Il le fallait pour les comédiennes.

Plus le tournage approchait, plus je m’assurais que les filles oublient les dialogues, et que les comédiennes qui font les mères les oublient aussi. Les dialogues devaient servir aux comédiennes à cerner les mères qu’elles incarnaient mais pas plus. Il fallait absolument qu’elles les oublient et retrouvent le chemin par le biais de l’improvisation.
J’ai effectué seule le casting des comédiennes mais très vite j’ai provoqué des rencontres entre les filles et celles qui allaient être leurs mères. Il fallait que ça colle, qu’elles se reconnaissent mutuellement, qu’elles s’investissent réciproquement.
Des répétitions ont précédé les tournages.
Je disais aux filles que les comédiennes étaient leur ‘jouet’, qu’elles pouvaient projeter sur elles des émotions profondes et basiques, que les comédiennes sauraient toujours les accueillir car elles étaient dotées de techniques de  jeu qui les protégeaient. Il faut dire que certaines des comédiennes avaient beaucoup d’expérience de jeu avec des amateurs, notamment Aïcha Sif qui de plus possédait la richesse de nombreux outils de la psychothérapie et du théâtre forum.
Je disais aux comédiennes qu’elles pouvaient se permettre de déclencher des émotions profondes chez les filles, car le cadre du tournage, la présence de l’équipe et ma capacité à contenir l’autre seraient nos gardes-fous.
J’étais bien consciente que nous jouions sur des frontières ténues. Entre la réalité et la fiction (puisque les filles étaient amenées à re-jouer des souvenirs réels) mais surtout entre le passé et le présent. Certaines filles avaient perdu leur mère donc étaient amenées à retrouver une silhouette maternelle présente, sous leurs yeux, qui n’était plus. Il est arrivé que nous soyons débordés, que les émotions soulevées et ravivées par le jeu envahissent ces femmes. Mais pouvions-nous en faire l’économie ?
Je crois que la qualité du lien que j’avais construit avec elle, sur la durée, était le cadre et le terreau qui rendaient possible cette prise de risque.

C.Z. : Quelles ont été les répercussions – pour le film et pour ces femmes – de la fiction, du jeu et de la reconstitution ? 

S.M. : Ces débordements ont été, pour certaines, libérateurs et leur ont permis de verbaliser des émotions qu’elles n’avaient jamais osé exprimer. Des liens forts ont perduré entre certaines filles et leurs mères-de-jeu.
Certaines se sont découvert un immense plaisir à jouer.
Comme dit plus haut le jeu et la reconstitution me permettaient de faire un film avec de la dramaturgie (de l’action et des conflits vécus  dans l’immanence du plan ou de la scène.) Je cherchais à faire un cinéma qui ne soit pas de témoignages, de récits rétroactifs, mais qui épouse la dramaturgie de la vie. Faute de la saisir au moment où elle avait surgi, j’ai pu ainsi reconstituer cette dramaturgie, la remettre dans un présent.
Par ailleurs je m’intéressais au glissement, à ce moment qui n’est plus tout à fait le réel et pas encore la pleine reconstitution. Ce moment, pendant la préparation de la scène qu’elles vont jouer, où elles cherchent leurs marques de jeu avant de basculer. Lorsque montent en elle à la fois le jeu et le passé qui viennent trouer l’apparente surface lisse du réel.
Je m’y intéresse car le réel contient mais masque toutes les couches dont nous sommes constitués : celle de la mémoire, celle de l’imaginaire, les infra mondes.
Ces moments de glissement me permettent donc de brouiller les pistes et de dire que le réel et la fiction (ou le passé) ne sont pas si distincts que l’on croit.
Le partage de la création a continué et s’est affermi en moi à travers une installation Seconde ville qui travaille la rencontre entre comédiennes, femmes chefs d’entreprise d’Euroméditerranée et habitantes d’un quartier populaire de Marseille.
Et jusqu’au film Habités que je viens de terminer qui sollicite la participation de personnes usagères de la psychiatrie qui ont écrit le film avec moi.
Dans ces expériences, je cherche que le geste artistique circule, qu’il ne soit détenu ni par moi ni par ces artistes-amateurs, artistes-provisoires, que sont les personnes filmées qui collaborent à la création. Je cherche à être inspirée et à les inspirer.

Décembre 2021

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L’ÉCUME DES MÈRES de Séverine Mathieu (2008, 86′)