« Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit » de Olivier Zuchuat (2014)

Sans doute y a-t-il un « cinéma des îles » – tant dans le documentaire que dans la fiction – et ce cinéma des îles est majoritairement un cinéma de l’enfermement. L’île y est rarement le lieu de l’utopie – qui peut rapidement, de surcroît, se transformer en cauchemar.

La dernière image de Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit renvoie sans doute à l’idée d’une utopie au rabais, de vacances sans histoires, sans mémoire non plus, où les îles grecques serviraient de décors interchangeables aux représentations formatées. Cet essai cinématographique, consacré à l’île de Makronissos, nous dit pourtant le contraire. Makronissos fut pendant des années (de 1947 au début des années 1950) un lieu de relégation et de travail forcé, de brimades et d’humiliations, de tortures et de « rééducation » pour des dizaines de milliers de militants et de militaires (ou de leurs proches) suspectés de communisme. Il faudrait aussi ajouter à cet inventaire macabre des exécutions massives, des mutilations et des suicides, de nombreux cas de folie. C’est que durant la guerre froide, la monarchie grecque (d’extrême droite), fortement soutenue par la Grande-Bretagne et les USA, entendait éradiquer le communisme, après une sanglante guerre civile qui faisait elle-même suite à la Seconde Guerre Mondiale (pendant laquelle de nombreux communistes grecs se montrèrent héroïques)[1].

Le réalisateur Olivier Zuchuat n’a pas cependant souhaité réaliser un documentaire historique conventionnel ni même traditionnel, détaillant les faits et faisant sagement se succéder images d’archives, témoignages et analyses… Son parti pris, d’une grande cohérence et d’une beauté indéniable, est plus original, si ce n’est radical. Olivier Zuchuat entend faire résonner les pierres, les images et les mots. Il est vrai qu’il bénéficie d’une matière exceptionnelle, soit la poésie du camp de Makronissos, dont le représentant le plus connu est Yannis Ritsos (auquel on pourrait ajouter le poète Tassos Lividatis)[2]. Le réalisateur confirme ici ce truisme parfois oublié : le cinéma se compose d’images et de sons. Non seulement les textes littéraires sont particulièrement bien dits, mais Olivier Zuchuat tisse deux autres fils à cette ligne narrative sonore : la belle voix de Jean-Claude Dauphin égraine ponctuellement et sobrement les informations nécessaires, les menaces et les ordres abjects des gardiens du camp sont comme crachés par un mégaphone. De longs travellings sur les maigres ruines du lieu, des plans sur l’unique arbre de cette île sans eau, tordu par « le vent qui rend fou », des images de propagande occidentale tendant à ériger cet enfer en camp modèle – on a déjà vu cela ailleurs – finissent par faire rendre gorge à ce tas de cailloux.

Le spectateur sortira peut-être d’une séance de Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit ému, rassuré et amer. Ce documentaire – mais combien en faudrait-il ? – est un caillou supplémentaire dans la charentaise d’une pensée occidentale utilisant lourdement le concept de « totalitarisme » pour mieux cacher ses propres crimes. Certes, ce film se situe dans la belle filiation des essais cinématographiques (on songe à certains films de Jean-Daniel Pollet) mais peut-être anticipe-t-il la disparition des témoins ; il participe en tout cas à une écriture poétique et politique de l’Histoire[3].

Tangui Perron

[1] Pour avoir une idée précise et documentée de cet épisode de l’histoire grecque, voir le livre de Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce, 1941-1946, La Fabrique éditions, 2012.

[2] Le n° 967-968 de la revue Europe (Novembre-Décembre 2009) a consacré une partie de son sommaire à la poésie de Yannis Ritsos et à celle du camp de Makronissos.

[3] Avec un traitement différent, 200 000 fantômes de Jean-Gabiel Périot (visible sur le net) – qui évoque de manière émouvante le bombardement d’Hiroshima – relève d’une démarche sur certains points similaire. L’absence des témoins n’interdit pas que l’on rende hommage aux victimes ; l’auscultation topographique et poétique des lieux revêt une dimension politique.

Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit
Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit