Lettre à Bruno Muel

Bruno.

Au fil des œuvres de tous les grands cinéastes il y a des joyaux éblouissants, des instants de grâce qui illuminent tout le reste, emblèmes idéaux de tout un parcours créatif, symboles qui résument toute une démarche humaine et esthétique. Chacun choisit les siens au gré de ses affinités.

Pour moi, dans ton équipée cinématographique, il y a en particulier deux chefs d’œuvres inoubliables.

Le premier c’est ce moment d’histoire déchirant que tu fus l’un des seuls a immortaliser, quelques jours après le sinistre coup d’état de Pinochet, l’enterrement de Pablo Neruda à Santiago du Chili. «Pablo Neruda, présente !» crie la foule qui l’accompagne, la gorge serrée. Tout autour on devine les pitt-bulls sans visage qui n’osent intervenir et qui attendent leur heure pour serrer les mâchoires du garrot. Eux sont tous des sacrifiés, ils le savent. Ils sont tous en train de commettre une énorme imprudence, un acte suicidaire et pourtant pas un instant, tout au long de ton film, on ne doute de l’utilité de ce sacrifice héroïque. C’est tout le contraire d’un baroud d’honneur. Aux yeux des bourreaux, aux yeux du monde, c’est l’affirmation tranquille de la victoire de l’Unité populaire, à l’échelle de l’histoire et de la défaite inéluctable des assassins. On imagine le crève-cœur qui a dû être le tien en filmant avec une telle maîtrise et une telle humanité cet événement infiniment tragique et en même temps tellement gorgé d’espérance.

Tu as réalisé ce jour-là, un chef d’œuvre du cinéma de témoignage.

Autre merveille inoubliable, parmi d’autres, dans ta filmographie: Avec le sang des autres. Et plus précisément, cette séquence de pure émotion où un jeune ouvrier de Peugeot-Sochaux parle de ses mains, sans qu’on le voit et sans qu’on les voit. Ces mains tellement crevassées, torturées par le travail, qu’il ne parvient même plus, le soir, à caresser le corps de sa compagne. C’est à la fois révoltant et beau à en pleurer. Sur la souffrance ouvrière, on ne fera jamais aussi bien, aussi poignant, aussi fraternel, aussi évident. De la pure perfection.

Deux pages parmi tant d’autres, simplement pour donner envie de tout revoir.

Et puis, parmi les raisons de mon admiration sans borne, il y a autre chose. Avec Chris Marker, tu es celui qui a le plus obstinément, le plus audacieusement réussi, non seulement à filmer les exploités et à leur donner la parole, mais aussi à leur permettre de se saisir eux-mêmes de la caméra et du micro pour faire du cinéma une arme supplémentaire.

Pour tous ces motifs, Bruno, toi si modeste, nous sommes nombreux à te considérer comme un maître inimitable.

Avec ma vieille amitié et mes regrets d’avoir eu trop peu l’occasion de te l’exprimer.
 

Marcel Trillat

Septembre chilien de Bruno Muel (1973)
Avec le sang des autres de Bruno Muel (1974)