Portrait d’un homme discret : Bruno Muel

Parmi « la génération héroïque » des cinéastes militants, qu’ils soient preneurs de sons, d’images ou réalisateurs, plusieurs d’entre eux paraissent avoir été profondément, si ce n’est viscéralement, marqués par la guerre. Leur itinéraire personnel, leur biographie comme l’Histoire qu’ils ont contribués à écrire et qu’ils ont voulu changer, ont ainsi grandement pesé sur leur carrière et leur conception du cinéma. « Hommes de guerre », parfois aimantés par le conflit et aimant l’affrontement, ils ont souvent considéré la caméra comme une arme.

Pour Antoine Bonfanti (dont on ne mesure pas assez l’apport au cinéma français en tant qu’ingénieur du son), ce furent les maquis en Corse puis l’armée de Libération sur le continent qui constituèrent sa première expérience militaire ; pour René Vautier, ce furent les maquis en Bretagne puis les maquis dans les Aurès ; et si Yann Le Masson, formé comme parachutiste, ne porta pas les armes de la libération, il les transporta pour le compte du FLN. Tous connurent la clandestinité côtoyèrent la prison.

Avec ces cinéastes, en tant qu’opérateur Bruno Muel participa à de nombreux projets communs si ce n’est communistes. Lui aussi, – et pas qu’un peu -, parcourut le monde et certains de ses maquis : en Amérique latine (en Colombie dès 1965 puis au Chili), au Proche-Orient (au Kurdistan et en Palestine), en Afrique (de l’Algérie à l’Angola…) et il connut également quelques brefs séjours en prison.

Mais, de quelques années plus jeune que ces trois cinéastes, Bruno Muel n’est pas un homme de guerre et encore moins un guerrier. C’est un « enfant de la guerre », un enfant un peu triste (ou simplement rêveur) dont la demeure familiale vit passer la seconde guerre mondiale. Puis ce fut, pendant « les événements d’Algérie », comme pour des centaines de milliers de français, un jeune homme que l’on envoya à la guerre. Là, il y découvrit une partie de l’horreur, et sans doute le remords – le remords de ne pas avoir déserté ou retourné son arme.

L’expérience algérienne fut donc déterminante pour Bruno Muel, même s’il n’eut aucune possibilité d’y accrocher une médaille, fut-elle anti-coloniale. En lui, il n’y a ni sectarisme échevelé et flamboyant, ni dogmatisme au long cours. Sa caméra, souvent au bord des larmes, ne serait pas une arme. Sa conscience de gauche se forma et s’aiguisa alors, en abhorrant définitivement les injustices. C’est logiquement qu’il participa, en tant qu’opérateur, au film de Marceline Loridan et de Jean-Pierre Sergent, Algérie, année zéro (1962).

Certes, à l’instar de Yann Le Masson et de quelques autres, Bruno Muel fait preuve d’une rare capacité à filmer la foule, généralement en plan-séquence, caméra sur l’épaule ; et, au sein des manifestations, on admire encore son aisance à dévoiler des individus tout en recomposant une communauté. (On trouve également les preuves de ce savoir-faire, autour de 1968, dans certains films du groupe ARC, chez Paul Seban ou Fernand Moskowicz). Mais les images de Bruno Muel semblent plus proches encore des êtres et des visages ; elles paraissent aussi plus « féminines ». C’est qu’il en va sans doute de son rapport au monde. Bruno Muel filme en empathie, sans emphase. Il semble se lover au sein de la foule et des hommes en armes pour se protéger – et il prolonge avec courage leurs combats et leurs colères.


A cette grande sensibilité (tant pis pour le cliché) paraît s’adjoindre une constante fidélité. Quand le PCF, rejoint en 1969, décida de ne pas distribuer le film qu’il avait réalisé au Chili en 1973 (Septembre chilien), Bruno Muel quitta le parti communiste sur la pointe des pieds. Il accepta cependant quelques années plus tard de filmer et de former des cinéastes en Angola, avec Marcel Trillat et Antoine Bonfanti, au sein d’une structure de production créée par le parti (Uni/Ci/Té). De même, quand on lui demande pourquoi le groupe Medvedkine a disparu “si vite”, Bruno Muel répond que sept ans c’est long, très long, quand on travaille en usine, quand les corps se fatiguent et que l’espoir d’un autre monde s’affaisse. …Juste rappel des réalités sociales et idéologiques, alors qu’aujourd’hui on a tendance a « auteuriser » et « cinéphiliser » cette expérience collective.

Après l’aventure du groupe Medvedkine, dont il signa le dernier film, Avec le sang des autres (1974), vint pour Bruno Muel le temps de la maladie et du désarroi, puis de l’analyse. Ce travail sur soi ne le conduisit cependant pas à un retrait du monde. Bruno Muel continua en effet un travail d’écriture (Le baume du tigre (1979), Un charroi en profil d’espérance (1990) édités par Maurice Nadeau, de réalisation (Rompre le secret, 1982) et de production (au sein d’Iskra ou, de manière autonome). Il aida notamment à la création des deux films de Renaud Victor, De jour comme de nuit (1991) et Fernand Deligny, à propos d’un film à faire (1989), sur l’enfermement, et sur l’œuvre de Fernand Deligny.

Gardant toujours un doute entre lui et lui-même mais préservant ses colères, ne se satisfaisant jamais du monde comme il va, quêtant encore une libération individuelle et collective, Bruno Muel s’est ainsi mis à l’abri des engouements éphémères et des retournements spectaculaires. C’est à l’aune de cette fidélité et de cette recherche que l’on comprend mieux la cohérence de son parcours. D’opérateur à réalisateur, de producteur à écrivain ; des maquis du monde aux usines de Sochaux, de la taule à la prison, de la classe ouvrière à soi-même. Par cette programmation montrant quelques films inédits ou difficilement visibles, nous espérons esquisser toute la cohérence de son œuvre et la montrer au plus grand nombre. En souhaitant continuer la plupart de ses combats.

Tangui Perron, chargé du patrimoine à Périphérie.