Les temps de Jean-Pierre Thorn

Jean-Pierre Thorn semble avoir un rapport singulier avec le temps. En 1968, il se jette d’abord seul, avec une petite caméra Pathé-Webo et un magnétophone non synchrone, au coeur de la grève des jeunes ouvriers de Renault-Flins, avant d’être rejoint et épaulé par des techniciens talentueux (Bruno Muel, Antoine Bonfanti, Yann Le Masson…). Grâce à Jean-Luc Godard, il tire, en mai 1969, quatre copies d’Oser lutter, oser vaincre et il sauve une de ses camarades maoïstes de la Cause du peuple qui, lors d’un tribunal « populaire », qualifient le film de «liquidateur». Ce n’est qu’en 1978 qu’Oser lutter, oser vaincre circule réellement, au sein d’une programmation sur 1968 établie par l’auteur. Un an plus tard, Jean-Pierre Thorn retire son film des réseaux de distribution. Ce retrait a duré vingt ans.

Entre-temps, entre 1969 et 1978, le cinéaste s’est fait ouvrier, « établi », aux usines Alsthom de Saint-Ouen. Quelques mois après son départ de l’usine, en octobre 1979, la grève avec occupation, tant désirée, éclate enfin. Ses camarades le sollicitent, Jean-Pierre Thorn revient avec sa caméra et ses amis cinéastes (dont, encore une fois, Bruno Muel), il en ressort avec Le dos au mur (1980), sans doute son chef-d’oeuvre, l’un des meilleurs films, en tout cas, sur une grève ouvrière. Ce fut vraisemblablement à ce moment, à priori, que Jean-Pierre Thorn paraît avoir été le plus « synchrone ».

Car sa première fiction, Je t’ai dans la peau narrant la vie d’une syndicaliste communiste, ancienne bonne soeur, qui se suicide après son exclusion et «l’arrivée de la gauche au pouvoir» (en 1981), ne put sortir qu’en 1990, dans un contexte politique radicalement différent (et complètement navrant). Cela aussi dut grandement contribuer à l’échec public du film. Après Génération Hip Hop ou Le Mouv des Z.U.P. (1995) et Faire Kifer les anges (1996), on comprend mieux la profonde nostalgie qui traverse On n’est pas des marques de vélo (2002), centré sur la personnalité et le destin de Bouda, danseur de Hip Hop dont la carrière fut brisée par l’application de la double et triple peine. En fait, à travers l’oeuvre de Jean-Pierre Thorn, entre la rage et l’amertume, perce une nostalgie violente ou secrète qui reflète des moments perdus et inachevés : la grève qu’on aurait pu gagner si…, la carrière qu’il aurait pu faire si… Sous ce discours implicite se cachent sans doute les propres fêlures du réalisateur : la Révolution ou les grèves qu’on aurait dû gagner, les autres films que j’aurais dû faire… Mais c’est justement dans cette nostalgie et dans cette amertume, dans cet entre-temps, que s’est construite l’oeuvre du cinéaste.

Les titres mêmes de ses trois principaux documentaires renvoient d’ailleurs aux évolutions de notre époque : d’une attitude de conquête de la classe ouvrière (ou de ceux qui veulent être ses héraults) à une attitude défensive, d’une attitude de défense de cette classe ouvrière autrefois fantasmée et aujourd’hui si malmenée, à une tentative de survie des jeunes des milieux populaires. A l’intérieur même de son oeuvre, Jean-Pierre Thorn, lui-même monteur, excelle dans certains de ses films, par les temps qu’il instaure. Oser lutter, oser vaincre, dont le montage est pétri des théories d’Eisentein, est ainsi, au-delà même du pamphlet (très) dogmatique, une superbe fresque épique. Le dos au mur, inspiré par les conceptions du cinéma direct exprimées en particulier par Barbara Kopple dans son chef d’oeuvre Harlan County USA, instaure, lui, un autre rapport au temps. Point ici de récit historique débouchant sur une incantation révolutionnaire et une prophétie rageuse, mais un réel travail sur le temps de la grève et de ses acteurs (qui débouche sur un constat amer). Entre temps, Jean-Pierre Thorn a effectivement connu le temps du travail en usine, et si sa sincérité reste toujours absolue, il a grandement gagné en qualité d’écoute, de dialogue et d’observation – gages indispensables du travail documentaire. (Sous cet angle la première fiction de Jean-Pierre Thorn semble une régression, tant l’irruption du réel et la dilatation du temps ne paraissent pas avoir de place sous la juxtaposition des chromos et de la reconstitution historique).

Jean-Pierre Thorn se révèle également comme cinéaste dans son rapport à l’espace. Tout l’espace d’Oser lutter, oser vaincre se tient dans l’enceinte de l’usine et son rapport avec l’extérieur, les deux mondes étant séparés par des grilles. On retrouve une géographie identique dans Le dos au mur – ainsi que des scènes similaires (la montée des escaliers de l’usine par les ouvriers en grève). Entre les deux espaces-mondes, entre l’usine réinvestie par les ouvriers et l’extérieur menaçant où pointent les jaunes et les CRS, percent toujours la nostalgie d’une contre-attaque quasi-militarisée, la fiction et la tentation d’une organisation de la violence, d’une reconquête du monde au delà des barrières physiques et symboliques. Le monde des usines et des ateliers, c’est celui des pères des enfants du hip-hop qui, eux, ont pour horizon les barres HLM, les grilles et les passerelles des RER, les toits et les caves des grands ensembles. Quand les jeunes danseurs d‘On n’est pas des marques de vélo exécutent leur chorégraphie, c’est enfermés entre quatre murs, bondissant et rebondissant dans un espace clos. Toute l’oeuvre de Jean-Pierre Thorn tend ainsi à reconquérir et élargir les espaces, à casser les murs, à remonter et rattraper le temps perdu. D’où, généralement, cet immense sentiment d’amertume.

En fait, si certains films de Jean-Pierre Thorn sont sortis à contretemps, le cinéaste et le citoyen ont souvent été en symbiose avec leur époque, parfois en avance sur celle-ci. Au début des années 80, alors qu’il est permanent syndical de la section audiovisuelle de la CFDT (avant d’être écarté de la confédération), il est un des premiers à s’intéresser à la création vidéo en relation avec les comités d’entreprise. Il organise également, en réussissant à faire collaborer la CGT et la CFDT sur Nantes et Saint-Nazaire, un festival de vidéo des organisations ouvrières. Co-fondateur de l’ACID (Association pour un cinéma indépendant), Jean-Pierre Thorn a énormément milité l’été 2003, avec rigueur, pour la défense du régime des intermittents du spectacle, au détriment de la sortie de son dernier documentaire. Jean-Pierre Thorn est ainsi de ceux qui prouvent, par leurs actes et par leurs films, même s’il n’aime guère l’expression, que les mots « cinéastes » et »militants » ne sont parfois pas incompatibles. Au contraire.

Tangui Perron

L’Huma Dimanche, semaine du 14 au 19 mai 2009 (n°161)