Portrait de Paul Meyer : Mystère Meyer

Le cinéma belge est une énigme. Paul Meyer est comme un mystère au sein de cette énigme. Comment un pays fort divisé a-t-il pu donner naissance à de si grands cinéastes (et tant de grands acteurs), et pourquoi ces cinéastes, certes aux impulsions initiales très diverses, n’ont-ils accouché que de si peu de films, au point qu’il est parfois difficile de parler d’œuvre ? Et pourquoi Paul Meyer est-il plus reconnu que réellement connu ?

En 1960 – Paul Meyer a déjà 40 ans- les choses semblent pourtant bien parties, enfin : Déjà s’envole la fleur maigre se fait remarquer et primer en Italie dont la cinématographie est une des meilleurs au monde, et le film de Paul Meyer se voit octroyer de nombreuses récompenses en Belgique. Déjà s’envole la fleur maigre n’y sera pourtant que peu vu et il ne sortira en France qu’en 1994. La critique parle alors, à juste titre, de «chef-d’œuvre» et Déjà s’envole la fleur maigre commence une carrière relativement modeste mais tenace, au point de devenir une sorte de « classique » – que beaucoup doivent encore découvrir. Paul Meyer sort alors de l’ombre et présente son projet, son œuvre, celle qu’il désire réaliser avec ardeur depuis des décennies, enrichie cependant de son parcours et de ses réflexions. Un film qui évoquerait la catastrophe de  Marcinelle, drame national qui vit un incendie emporter des dizaines et des dizaines de mineurs, dont beaucoup originaires d’un même village italien. Un film qui évoquerait la difficulté si ce n’est l’impossibilité pour la mémoire de dire les choses, ainsi que les pièges de la représentation. Un film de cinéma où il y aurait du théâtre. Un film qui serait une épopée de l’immigration, en Europe. Si cet objet a un titre, «La mémoire aux alouettes» et si plus des deux tiers ont été tournés, le second long-métrage de fiction de Paul Meyer n’a pas encore d’existence réelle, ensablé qu’il est aujourd’hui dans les lents et tortueux méandres d’une co-production internationale (France, Italie et Belgique), alors qu’un des producteurs a fait faillite et que toutes les bandes sont à disposition des curateurs. Onze ans après une renaissance qui faisait figure de miracle.

Paul Meyer a 85 ans. Il est aujourd’hui temps de découvrir un homme, ses films et son œuvre. Car si le cinéaste est en passe de devenir un mot de passe pour cinéphiles avertis, l’homme est toujours resté discret, quoique malicieux. Alors qu’ils se connaissaient depuis plusieurs années, ce n’est que lors d’une rencontre à Rome, le lendemain d’une controverse arrosée et partagée (dans un anglais lamentable) avec des militants trotskistes, que le cinéaste belge confia à l’auteur de ces lignes s’être battu en Espagne, pendant la guerre d’Espagne.  Dans les rangs anarchistes. Frêle adolescent de 16 ans, fermement décidé à en découdre, Paul Meyer resta ainsi près de six mois en Espagne ; les libertaires en firent une sorte de mascotte et il participa à la reprise militaire de quelques villages de l’Aragonais, avant d’atterrir à Barcelone, entre les feux des anarchistes, des communistes et des trotskistes. Un homme lui dit alors que cela sentait le roussi et qu’il ferait mieux de déguerpir – George Orwell, l’auteur d’Hommage à la Catalogne.

« Mais en Belgique, pendant la guerre, tu étais avec les communistes ?
– Il n’y avait qu’eux qui se battaient. »

Ce fut notre seule conversation sur la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre, Meyer se méfiant des récits de guerre, fussent-ils d’anciens combattants. Ainsi Paul Meyer fut-il anarchiste et communiste. Pendant les années 40 et 50, il réussit à être communiste sans être stalinien et s’il acceptait de faire de l’agitation, il rechignait à la propagande, trouvant de manière générale le cinéma militant «tautologique». Homme de théâtre avant de devenir cinéaste, Paul Meyer est un lecteur des œuvres marxistes de Brecht, Lukacs et Goldman. Pour lui, les chemins vers le réel ne saurait être le naturalisme ni même le réalisme. Ces positions intellectuelles et politiques – auxquelles on pourrait ajouter des affinités pour l’anticléricalisme et le surréalisme – expliquent aussi la singularité d’une œuvre presque entièrement consacrée au monde ouvrier et aux travailleurs immigrés (comme la série qu’il a réalisée pour la télévision belge et justement nommée Ce pain quotidien).

Mais, au-delà de ces positions politiques, d’où vient l’étrange beauté de cette œuvre ? Avec Déjà s’envole la fleur maigre, les murs et le vent, la terre qui craquelle, les lents pas des danseurs ou le jeu des enfants constituent autant de paysages qui nous plongent dans une sorte de rêve dont on ne sort seulement qu’un peu plus éveillés. Nous sommes tous solitaires au milieu des autres. La solidarité est nécessaire mais fragile. Dans certains films de Meyer, dès le troublant et cruel Klinkkaart (1956), ce discours semble s’incarner au sein d’une nature qui donne autant de signes de sa mort que de sa renaissance.

En fait, il se pourrait bien qu’à l’instar de Grémillon, Paul Meyer soit un réel cinéaste maudit – les deux cinéastes partageant d’ailleurs une même et saine suspicion vis-à-vis des producteurs. Maudit mais facétieux. Et Paul Meyer n’a pas dit son dernier mot. Ni filmé sa dernière image.

Tangui Perron

Paul Meyer sur le tournage de Mémoire aux alouettes © Les films de l’Eglantine