Entretien avec Willy Ronis

Un homme du dehors

Réalisé en 1994 pour le journal Révolution, l’entretien avec Willy Ronis publié ci-dessous est ici retranscrit pour la première fois dans son intégralité.

« Je vois un jour dans un hebdomadaire une de mes photos signée Doisneau. Demande courtoise d’explication, car c’était une maison sympathique. La rédactrice, embarrassée, trouve une idée : et si on proposait à Doisneau que sa prochaine photo soit signée Ronis ? Au téléphone, ce jour-là, Robert et moi, on s’est bien amusé ». La reconnaissance tardive de l’œuvre de Willy Ronis ne s’est pas faite non plus sans certaines ambiguïtés. Contrairement à une vision réductrice de la photographie humaniste – il est vrai que plusieurs de ses images s’y prêtent -, les photos de Willy Ronis ne sont pas des clins d’œil faciles et un peu mièvres, des clichés nostalgiques d’un après-guerre idéalisé, mais des compositions savantes et graves ou parfois sourdent la solitude et l’amertume. Cela vient autant de son histoire personnelle que de la lucidité de son regard. Brassaï lui avait ainsi dédicacé ses Conversations avec Picasso : « A Willy Ronis, le lointain ».

Willy Ronis :

Je suis né à Paris en 1910 et suis issu de la petite bourgeoisie besogneuse. Ma mère était lituanienne, mon père originaire d’Odessa. Juifs tous les deux. Ma mère était musicienne, elle donnait des leçons de piano. Mon père travaillait déjà comme photographe en Ukraine. Arrivé à Paris, il a trouvé une place de retoucheur de clichés chez un photographe mondain. En ce temps-là, les plaques et les émulsions n’étaient pas panchromatiques mais orthochromatiques, avec une faiblesse dans les bleus et les rouges qui faisait qui les défauts de la peau, les rides, étaient beaucoup plus visibles que maintenant. Les retoucheurs travaillaient sur les négatifs eux-mêmes pour atténuer ces défauts… Mon père finit par ouvrir son propre magasin, boulevard Voltaire. Il avait un employé qui faisait le laboratoire, lui s’occupait de l’accueil de la clientèle et de la prise de vues. Il s’est littéralement tué au labeur…

Avez-vous reçu une éducation religieuse ?

Oui, mais je n’étais pas croyant. Ma mère était croyante mais n’en faisait pas montre excessive. Mon père était agnostique. Par tradition, nous assistions aux trois grandes fêtes juives de l’année à la grande Synagogue, rue de la Victoire. J’ai fait ma première communion, la barmitsva, comme des tas d’autres copains du quartier. Mais je n’ai jamais eu de crise mystique.

Vos parents vous ont-ils parlé des pogroms ?

Ma mère ne s’en souvenait pas. Elle a quitté la Lituanie à l’âge de quatre ans. Jeune homme, mon père a quitté l’Ukraine à cause de ça. Mais il en parlait très peu. Je crois qu’à partir du moment où il s’est trouvé en France, terre de liberté, il avait envie d’oublier. C’est pourquoi je sais assez peu de choses (silence…). Enfant, je ne savais pas. Je voyais mon père… Je me rendais compte qu’il avait un accent. Parce qu’il n’était pas né là…mais c’est vraiment tout ce que je percevais. (silence) Pourtant, tout gosse, dans les classes d’histoire, je me sentais vraiment comme une personne déplacée. On nous parlait de Clovis, Charlemagne, Jeanne d’Arc… Je me rendais bien vite compte que ça n’était pas du tout mon univers. On croit que les enfants écoutent les cours d’histoire de France comme ils écoutent des légendes ou des histoires que l’on raconte le soir à la veillée. Pas du tout ! Et j’en ai beaucoup souffert. Il m’a fallu du temps pour que mon appartenance comme Français à part entière se concrétise par un confort de vivre égal à celui de mes camarades.

Quel genre d’enfant étiez-vous ?

Même si j’avais des copains, j’étais assez introverti. J’ai longtemps eu le sentiment que j’étais quelqu’un d’un peu à part. J’étais un peu… décalé. J’ai eu une enfance de souffrance physique. A l’âge de sept ans, j’ai été opéré à la suite d’une hernie. Je me rappelle qu’à Cité Condorcet, où je suis né, mes parents me descendaient sur une chaise afin que je puisse assister aux jeux des autres gosses. C’était une espèce d’exclusion de fait. Vous savez, le temps semble très long chez un enfant. Heureusement, j’ai peu à peu guéri. Mes parents m’envoyaient à la montagne pour me requinquer. Ça m’a sorti de ma difficulté. Vers l’âge de 11-12 ans, j’ai pu me mêler aux jeux des autres gosses : cerceau, gendarmes et voleurs… Mon sentiment d’être différent s’est peu à peu estompé.

Quelles ont été vos premières émotions artistiques ?

La musique ! La musique classique, puis le jazz. Ma mère m’a emmené aux concerts symphoniques très tôt. Elle m’a raconté qu’une fois, après un concert, elle a dû me coucher avec de la fièvre. Jusque-là, je n’avais entendu que de la musique classique du 18e et 19e siècle et, tout d’un coup, voilà que j’entendais Jeux de Debussy. Et ça, ça m’a complètement déstabilisé. Un véritable traumatisme mental. Comme si on m’avait plongé dans une forêt et qu’on m’y avait abandonné… On m’a fait apprendre le violon dès l’âge de sept ans. J’ai joué jusqu’à 25 ans. Adolescent, je voulais devenir compositeur. J’ai suivi pour cela pendant un an et demi les cours privés d’harmonie d’André Bloch, professeur au Conservatoire. J’ai abandonné la musique lorsque je suis devenu photographe professionnel. Tout mon temps était requis pour gagner ma vie. J’ai néanmoins continué à aller aux concerts symphoniques au moins une fois par semaine… Depuis l’âge de 15 ans, je suis aussi un fan de jazz. Nous avions un ami qui travaillait à « La Voix de son maître ». Il me procurait des disques pour presque rien. Je me souviens être allé entendre, salle Pleyel, deux concerts de Duke Ellington à l’occasion de sa première visite à Paris, en 1932. C’est un souvenir impérissable. J’écoutais aussi beaucoup Armstrong. Bien plus tard, Vincent, mon fils, 18 ans, m’a apporté à la maison un disque de Miles Davis. C’était Miles’ ahead arrangé par Gil Evans. Là, j’ai découvert une harmonisation des thèmes que je n’avais jamais entendue, une individualisation extraordinaire de l’arrangement musical. C’était pour moi un univers tout à fait nouveau. Aujourd’hui je ne fréquente plus les concerts mais au labo, j’écoute la radio. Je découvre des musiques que je n’aurais pas eu l’idée d’aller entendre en concert.

Abandonner la musique vous a-t-il laissé un sentiment d’amertume, de frustration ?

Oui et non. Oui, parce que le rêve de jeunesse s’évanouissait. Mais non parce que, peu à peu, j’avais compris que je n’aurais pas été un bon compositeur. J’ai senti à la manière dont j’acceptais cet abandon qu’en fait, je n’avais pas la véritable conviction nécessaire lorsqu’on a une vocation profondément ancrée en soi. En fait, j’ai remercié le destin de m’avoir fait photographe. Il aurait pu me faire autre chose… Cela m’a probablement préservé de souffrances intolérables si j’avais eu le doigt pointé sur ma médiocrité de compositeur. (Très ému) Ça, je l’aurais vécu avec une souffrance que je n’ose pas imaginer.

Vous ne songiez pas à devenir photographe professionnel ?

J’aimais la photo mais je n’avais nullement l’intention de devenir photographe. A mon retour du service militaire, mon père m’a demandé de l’aider. J’avais ving-deux ans. Il était très malade. Avec la crise économique, il n’aurait pas pu embaucher un ouvrier supplémentaire. Les photographies d’identité, les photos de baptême, de fiançailles, de groupes,   de noces… je détestais tout ça. Mais il n’était pas question pour moi de refuser. Je suis entré en photographie par amour filial. J’aimais énormément mon père. La mort dans l’âme, j’ai travaillé dans son studio de 1932 à 1936, année de sa mort. A ce moment, j’ai fui le magasin. Nous étions criblés de dettes. Mon père, voyant très bien que j’étais rentré à contrecoeur dans son atelier, avait fait des frais inconsidérés pour améliorer le studio et s’était lancé dans une aventure catastrophique du point de vue financier. Tout a été laissé aux créanciers. Je me suis retrouvé avec mon frère et ma mère à ma charge, et la nécessité de placer mes photos pour en vivre. Sans aucun matériel, juste deux ou trois cuvettes et un appareil d’amateur. Je me suis fabriqué un agrandisseur avec un vieil appareil 9-12, un condenseur trouvé aux puces de Clignancourt et les vestiges d’un Meccano.

Quels ont été vos premiers travaux de photographe indépendant ?

Des travaux pour le Commissariat au Tourisme, quelques entreprises industrielles, de la photo de catalogue, et puis des reportages ruraux que je plaçais dans des revues de demi-luxe comme Plaisir de France. Je faisais aussi beaucoup de photos de neige. A partir de 1936, je suis devenu le photographe attitré d’un copain de régiment qui avait fondé une école de ski à Megève et avait lancé la première piste de ski sur neige artificielle, avec tremplin, à la Porte de Versailles. N’ayant pas de spécialités et ayant besoin de placer mes photos pour en vivre, je prenais tout ce qui passait à ma portée à partir du moment où c’était des choses qui ne me répugnaient pas. Ça m’intéressait de travailler dans tous les sens.

Etiez-vous intéressé par la photo d’art ?

Alors que j’étais encore dans l’atelier de mon père, j’ai commencé à faire de la recherche photographique, c’est-à-dire des photos pour moi, en fonction d’une certaine photographie que j’avais découverte à travers l’exposition annuelle de la Société Française de la Photographie, une exposition internationale de très bon niveau. Il y avait aussi quelques expos dans des librairies d’avant-garde… C’est ainsi que j’ai participé, en 1935, à l’exposition « La photographie qui accuse », rue Navarin, organisée par l’AEAR (Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires). J’avais donné quelques photos séparées et un photomontage. Mais je n’ai pas vraiment de souvenirs, juste quelques flashs : René Crevel, illuminé, exhortant le public, Louis Aragon déclamant à la tribune un poème antimilitariste…

Avez-vous sympathisé avec d’autres photographes ?

A l’AEAR, je me suis lié avec Tuefert, Eli Lotar, Marie-Claude Vaillant-Couturier… Peu après, j’ai fait la connaissance de Chim (David Seymour). Il vivait à l’hôtel et, comme moi, il était plutôt fauché. Je lui ai proposé de venir glacer ses photos dans l’atelier de mon père. Un jour, au Flore, le rendez-vous des photographes étrangers, il m’a présenté Capa. Nous étions très différents mais, immédiatement, nous sommes devenus très amis. Capa, c’était le genre de type qui claquait le fric, jouait aux courses, courait les filles, dépensait plus qu’il ne gagnait. J’étais fasciné par la voie photographique que Chim et lui avaient embrassé : le grand reportage, l’Espagne. Moi, après la mort de mon père, j’avais des problèmes quotidiens de survie puisque je me retrouvais chargé de famille. Eux, ils étaient libres comme l’air, sans attache familiale, s’ils ne bouffaient pas un jour, ça n’était pas grave. En 38, j’ai eu l’occasion de partir quinze jours au pair comme photographe sur une croisière qui faisait la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce. Quand, en 1939, la tension a monté dans les Balkans, Capa a décidé de rentabiliser tout ça. Il a écrit un article qu’il a envoyé avec mes photos dans cinq grandes capitales européennes : « Retour d’un récent voyage dans les Balkans de notre reporter Willy Ronis » (rires). Il me disait : « Je veux faire du cinéma, je vais fréter un bateau, on va faire le tour du monde, je ferai le film, toi la photo. J’assurerai l’existence de ta mère pendant notre voyage, à valoir sur tes droits ». La guerre est arrivée. Nous n’avons pas fait le tour du monde.

Comment avez-vous vécu l’avènement du pétainisme en France et l’antisémitisme ?

Enfant, à l’école, je n’avais pas vécu l’antisémitisme sauf, parfois, sous la forme d’une plaisanterie de mauvais goût. En 1941, on a apposé la mention « Juif » sur mon passeport… Beaucoup d’entre nous croyaient qu’il ne pourrait rien nous arriver. Après tout, nous étions français… En juin 1941, j’ai décidé de passer clandestinement en zone sud. J’ai été accueilli chez des amis à Bergerac. Des bourgeois plutôt réacs, mais très généreux et pas antisémites. Ils m’ont aidé à obtenir des papiers à mon nom mais sans la mention « Juif ». De Toulon à Marseille, j’ai fait différents métiers, j’ai rencontré celle qui, plus tard, allait devenir ma femme. Ma mère a refusé de quitter Paris. Elle a passé toute cette période en totale inconscience : avec l’étoile jaune. En fait, elle sortait très peu. Elle cachait son étoile et, par bonheur, elle était protégée dans son immeuble. Ni les locataires ni la concierge, qui était une femme, une personne que je n’aimais pas mais qui a probablement été une brave femme, ne l’ont dénoncée (long silence…). J’ai perdu mon oncle paternel, beaucoup d’amis, de voisins (silence…). J’ai perdu mon ami d’enfance, Jacques. Il habitait notre immeuble. Nous allions au lycée ensemble. Il était juif de parents russes, comme moi. Il militait aux Jeunesses Communistes.

Cet ami disparu vous a-t-il influencé dans votre choix politique ?

Très certainement. Chez moi, on ne parlait pas politique. Jacques me parlait du Parti, de l’URSS… Avec lui j’ai participé à de nombreuses manifestations. Au début, je suis quand même resté assez distant : je ne me sentais pas prêt. J’avais un certain scepticisme, même si je sentais que tout me poussait dans ce sens-là. Peu à peu, ce scepticisme s’est effrité…

Avez-vous adhéré au PCF ?

J’ai pris ma carte après-guerre. Mais je n’étais pas un militant très actif. D’ailleurs, je ne pouvais pas à cause de mon métier : je n’avais jamais la certitude d’être disponible. J’ai quand même distribué des tracts à 5 heures du matin à l’entrée des boîtes, fait des collages d’affiches la nuit, vendu l’Huma à la criée le dimanche matin… Bref, j’ai fait des tas de trucs que font les militants de base. Mais enfin, je ne l’ai pas fait comme certains camarades qui ont un travail régulier, font leurs 40 heures et qui savent que le samedi et le dimanche, ils sont libres. Moi, souvent, je travaillais le week-end et le soir, je faisais du labo. Mais (silence…) je n’étais pas à mon aise. Parce que, précisément, je ne pouvais pas suffisamment m’impliquer dans le travail politique. Je me sentais un peu en dehors… J’avais des convictions mais je ne comprenais pas toujours. (silence…) En fait, je n’ai pas très bien vécu mon appartenance. Je n’ai pas repris ma carte en 1965. Mais ça n’a rien changé à mes convictions profondes et, en ce moment, j’ai les mêmes (il s’exclame) ! En fait, je n’étais pas fait pour être un militant. Je n’ai jamais milité heureux. Je n’avais pas la tête politique.

Etiez-vous fasciné par le monde ouvrier ?

Ce n’était pas mon milieu mais j’étais très attiré par cet univers-là. Je me souviens que, lorsque j’avais 13-14 ans, dans le métro, un soir, un groupe d’ouvriers est entré dans mon wagon. A cette époque, la différence de classe était parfaitement marquée dans l’habillement. Entre bourgeois, petit-bourgeois et ouvriers, il y avait une distinction à l’œil immédiate. Le visage très grave, ils se sont mis à chanter L’internationale, La Jeune garde… j’ai été complètement bouleversé parce que, tout d’un coup, je me retrouvais dans un univers totalement exotique. Je voyais un groupe animé par une foi. Plus tard, lorsque je couvrais des grèves en tant que photographe, j’ai retrouvé cette gravité, cette force.

Pour quelles publications couvriez-vous ces grèves ?

Avant et après-guerre, j’ai effectué pas mal de sujets pour Regards. Fin 47, j’ai commencé à faire des sujets sociaux pour Life. A cette époque, il y avait de très nombreuses grèves et ils savaient que je voulais entrer dans des lieux où leurs photographes, avec leur accent américain, auraient été foutus dehors. Mais ce qui intéressait la rédaction américaine, c’était uniquement de dénoncer la mainmise du PCF sur le mouvement revendicatif. C’était la guerre froide. J’ai quitté Life en 49. Je ne pouvais pas avoir la maîtrise de mes légendes et je n’avais pas du tout confiance en eux. Ils ont été très francs avec moi : « Mais si on te laisse écrire tes légendes, de toute façon, elles seront réécrites à New York ». A partir de là, ils n’ont plus jamais fait appel à moi. De 46 à 55, j’ai également effectué de nombreux sujets sociaux pour Rapho.

Vous avez quitté Rapho à la suite d’un conflit politique ?

Non, pas du tout. Simplement je ne voulais pas que mes photos apparaissent dans certaines publications. Et je ne pouvais pas exiger de Rapho qu’ils tiennent compte de cela. Etant donné que mes photos étaient dans les archives de l’agence, si telle publication sortait un de mes clichés, c’était difficile d’attendre Rapho qu’ils disent : « Ah non ! Ronis ne veut pas travailler avec vous ». Il y avait par exemple une publication avec laquelle Rapho travaillait beaucoup, c’était France-Etats-Unis, un journal issu du plan Marshall, et c’était totalement exclu pour moi de travailler chez eux. Je vous donne là l’exemple le plus caricatural… Il y avait d’autres revues mais je ne me souviens pas de leurs titres. Comme je ne voulais pas causer de problèmes à Rapho, je leur ai dit : « Bon, on arrête ».

Ça devait être pour vous un choix difficile à faire.

Très dur. Et je l’ai payé très cher. Au point de vue financier, j’ai tiré la langue pendant un long moment. Un certain nombre de publications croyaient que j’avais quitté le métier. J’ai dû reprendre mes photos, me faire un album et faire le tour des rédactions pour leur montrer que j’étais toujours dans la profession… Il m’a fallu quelques années pour me remettre dans le circuit. Vers 56-58, j’ai travaillé sous contrat pour Vogue, avec Edmonde Charles-Roux comme directrice. Photographe de mode, ça m’a beaucoup amusé. J’ai aussi fait pas mal de photographie industrielle… C’est un genre qui présente des contraintes mais j’ai réussi à imposer une certaine vision dans mes reportages : ne pas montrer seulement les installations mais aussi les gens au travail. Mais… toutes ces années ont été difficiles. (silence…) En 1972, ma femme et moi avons décidé de quitter Paris pour nous installer dans le Midi. Nous étions fatigués de cette vie, de Paris. Mais il fallait continuer à gagner sa vie. J’ai fait des reportages couleur pour des éditeurs parisiens, j’ai exploité mes archives à travers Rapho avec qui j’avais renoué avant de partir. Et puis j’ai exercé une activité pédagogique à temps partiel, aux Beaux-Arts d’Avignon, à la fac des Lettres d’Aix-en-Provence, à la fac des Sciences Saint-Charles à Marseille. Notre désir de vivre à la campagne assouvi, nous sommes revenus en 1983. Paris nous manquait, et puis, lorsqu’on travaille pour la presse, c’est ici que tout se passe.

Photo industrielle, Regards, Rapho… Votre parcours n’est pas sans rappeler celui de Robert Doisneau…

Non, je ne crois pas… Nous avons eu un parcours très différent. Lui a été beaucoup plus impliqué chez Rapho que moi. D’abord il n’a pas quitté seize ans l’agence comme moi. Ensuite, il n’a pas quitté Paris pendant dix ans. Il faut dire que j’ai accumulé les conneries. J’ai fait de l’auto-sabotage dans une certaine mesure… Mais bon, c’est une question de caractère… On n’y peut rien. J’assume complètement cette attitude même si par moments je trouve que j’ai exagéré. J’ai été trop raide. Mais si j’ai été trop raide, c’est parce que je ne me sentais pas assez intelligent pour mesurer jusqu’où on peut aller trop loin. Alors plutôt que de me tromper, je me repliais sur moi même.

Que ressentez-vous au moment du déclic ?

Il y a toujours l’appréhension. Lorsqu’on travaille sur le vivant, il y a toujours une fugacité génératrice d’angoisse. « Est-ce que j’ai pris le bon moment ? ». Cette angoisse m’a toujours tenaillé avant. Au moment où je quitte la maison pour aller faire des photos. Le trac. Le trac qui fait que quelquefois, dans le bus ou la voiture, il m’est arrivé de me dire : « Si mon appareil tombait en panne, je n’aurais pas ce problème à régler aujourd’hui ! ».

Et lorsque vous développez ?

Quand je développe, il y a naturellement la grande inconnue : « Est-ce que j’ai appuyé au bon moment ? N’ai-je pas négligé quelque chose qui, dans le fond, casse complètement l’intérêt de mon image ? Quelque chose qui prend une importance que je n’avais pas prévue au moment où j’ai appuyé ? ». Physiologiquement, l’œil n’est pas construit pour embrasser tout le champ visuel avec la même capacité d’analyse. L’œil est un toucher à distance. Et on ne touche qu’un seul objet à la fois. L’œil est incapable de capter en photographie une vision globale : le principal et l’accessoire. Il y a toujours le danger que l’accessoire tue le principal. L’exemple le plus simple, c’est le jeune homme qui photographie sa petite amie dans un jardin et ne fait pas attention qu’elle a un arbre qui lui sort de la tête. L’arbre est à trois mètres derrière mais il regarde la fille, pas ce qu’il y a derrière elle ! Ça, c’est une chose à laquelle il faut toujours avoir l’esprit : que se passe-t-il derrière et sur les côtés ? C’est pourquoi j’aime tant les marchés. À mon avis, on touche là la plus haute difficulté photographique. On voit quelque chose d’intéressant mais quelque chose à côté peut tuer complètement ce que l’on voit : ou bien c’est un grand trou – et alors ça casse la composition – ou bien ça n’est pas bon et ça rentre en contradiction avec ce que l’on a voulu exprimer. Il faut avoir l’œil partout.

La photo parfaite pour vous, c’est quoi ?

C’est celle où j’aurais pu communiquer à celui qui la regarde l’émotion qui m’a déterminé au moment du déclic. Je veux faire participer. Je veux montrer quelque chose qui m’a ému et je voudrais que ce soit parfait. Donc, les questions formelles sont extrêmement importantes. Je suis un fou de la forme (il s’exclame) ! Pour moi, il ne peut pas y avoir de contenu exprimé s’il n’y a pas une forme complètement châtiée dans tous ses détails. Ou alors… c’est un cas très spécial. Par exemple lorsqu’il n’y a qu’un seul personnage avec un fond inexistant ? A ce moment-là, c’est la simple expression du personnage qui compte. Mais la composition est ce qui requiert mon attention la plus vive.

Avez-vous des photographes modèles ?

Je ne me sens influencé par aucun photographe. Sans doute parce que, entré en photographie par accident, et non par vocation, je ne me suis pas polarisé sur des photographes gourous en me disant : « Et moi aussi je serais photographe ! ». Je n’ai pas été disciple. J’ai noué des relations extrêmement amicales avec des gens aussi différents que Doisneau, Brassaï, Capa, Cartier-Bresson, René-Jacques. Mais si j’ai été influencé par d’autres photographes, c’est inconsciemment. Mes photos dépendent beaucoup plus de la peinture et de la musique classique. Mes maîtres en photographie sont Jean-Sébastien Bach et Bruegel, l’architecture classique aussi. J’ai un besoin formel de construction qui ne me quitte jamais. Ce qui me plaît chez Bruegel, c’est l’utilisation de la foule, la manière dont les personnages sont placés dans le cadre : les kermesses, les scènes de patinage, les scènes allégoriques… Toutes ces scènes où les personnages sont placés suivant une composition extrêmement harmonieuse. J’aime aussi les scènes de genre de Rembrandt, Vermeer, David Teniers, Van Ostade d’Avercamp. Tous les petits maîtres du siècle d’or flamand sont mes véritables maîtres pour la composition. C’est eux aussi qui m’ont donné le goût de la rue. Avec la musique, ils m’ont procuré mes plus grosses émotions artistiques. Plus que la musique harmonique verticale, ce qui me plaît, c’est la construction du contrepoint. Dans la peinture flamande, je retrouve cela aussi. Quand je construis une image, quand, dans la rue, je me place en un lieu où je sens qu’il peut naître une scène intéressante, c’est à la fois une démarche musicale et picturale.

Vous autorisez-vous la mise en scène ?

Je m’autorise à mettre en scène ou à faire recommencer une situation en reportage commandé, jamais la photo libre. Dans la photo libre, la composition se fait spontanément par le fait du hasard combiné avec votre aptitude à vous placer au bon endroit. Là, on photographie d’abord avec ses pieds. Cette composition sur le vif est évidemment très difficile. En reportage commandé, je me réserve la latitude de faire recommencer une situation que les circonstances ne m’ont pas permis de capter au bon moment. Il peut arriver que vous ne soyez pas prêt ou bien que vous veniez de finir votre film. Dans ce cas-là, vous rechargez et vous demandez à la personne : « S’il vous plaît, c’était bien intéressant ce que vous faisiez, on va recommencer cela ». Faire cela n’altère pas la vérité.

Belleville occupe une place centrale dans votre œuvre…

Je n’imaginais pas que Belleville prendrait dans mon travail une telle importance. C’est un peu le hasard qui m’a fait connaître le quartier. Je l’ai connu à un moment où il se présentait sous des dehors particulièrement intéressants. Fin 1947, quand j’ai commencé à m’y promener, il y avait moins de voitures dans Paris qu’en 1939. La guerre était passée par là. Il n’y avait plus d’essence, on avait réquisitionné les bagnoles, l’industrie automobile redémarrait à peine. Imaginez des rues de Paris sans quasiment aucune voiture. Ça, pour un photographe, (il s’exclame) quel bonheur !

Vous avez découvert Belleville seulement après la guerre ? C’est assez curieux pour un parisien.

C’est vrai. Durant mon enfance et mon adolescence, j’habitais pourtant juste à côté, dans le 11e. Mais vous savez, il traînait sur Belleville une réputation extrêmement fâcheuse. Depuis tout petit, on m’avait dit : « Ne va pas dans ce quartier, c’est le milieu, les Apaches, les prostituées » (rire). En plus de cela, j’avais, jeune homme, une grande fringale de monuments, de belles choses. J’allais sue les quais, les Champs-Élysées, les musées… Ce qui fait courir les touristes. Dans les quartiers populaires de Belleville, il n’y avait rien de tout ça. Je ne m’aventurais pas non plus dans le 13e. Il a fallu que ce soit après-guerre. J’étais adulte, j’avais mûri. Et puis, le métier m’avait donné des curiosités que je n’avais pas eues jusque-là. Ce qui m’a séduit à Belleville-Ménilmontant, c’est le côté village. J’ai connu là-bas des gens qui ne descendaient jamais dans le centre. Pour eux, la limite, c’était le boulevard. Ils vivaient là-haut… Comme j’aimais le quartier, je montais d’un coup de moto faire des photos entre deux reportages ? Peu à peu a germé dans mon esprit que ça pourrait faire un livre. Mais personne n’en a voulu. Ça n’était pas un quartier vendeur. Pas le Paris que les touristes ou les provinciaux ont envie d’acheter pour montrer : « Regardez comme c’est beau, Paris ! ». Au bout d’un certain temps, j’ai cessé d’aller voir les éditeurs et j’ai rangé mes photos dans un tiroir. C’est seulement en 1953 que la fille de l’éditeur Arthaud m’a contacté. Son père venait de lui confier une collection – « les imaginaires » – un peu en marge du caractère commercial de la maison. Je lui ai montré mon Belleville. Elle a été prise d’enthousiasme. Le livre est paru l’année suivante mais n’a eu aucun succès commercial.

Reste-t-il aujourd’hui des photos à faire de Belleville ?

J’ai un projet sur Belleville aujourd’hui. Mais je cale un petit peu parce que je suis fatigué et pas encore tout à fait décidé. Mais, enfin, je le ferai peut-être parce que j’ai déjà beaucoup travaillé… Je suis mû par deux envies contradictoires. L’une est de montrer ce qui n’a pas changé, ce qui alimente la nostalgie. Et il y a encore du grain à moudre dans cette voie-là. Mais ça n’est pas suffisant, c’est un peu passéiste. Il faut aussi montrer les nouveaux aspects. Mais ces nouveaux aspects ne sont pas tellement excitants… C’est difficile.

Propos recueillis par Erwan et Tangui Perron
Révolution, n°764, 20 octobre 1994

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